Le concept de « frontières floues », qui donne son titre à l’évaluation de l’année 2024, est une expression utilisée par l’avocat Ezio Menzione, spécialisé en droit pénal, dans son rapport d’examen de l’acte d’accusation du procès Bakur. Le rapport est daté de 2021. Quant au procès Bakur, il a été conclu en décembre 2023. Pourtant, les « frontières floues » soulignées par Menzione dans le rapport ne concernent pas uniquement le « cinéma libre » au cours de cette année ; elles donnent ironiquement un sens au chaos que nous vivons dans bien des domaines politiques, sociaux, culturels, environnementaux – et, en réalité, personnels.
« L’acteur de la politique est toujours dans une eau trouble. Il tente de saisir des fragments du chaos, de suivre les traces de l’espérance, et la plupart du temps, il est voué à l’échec. »[1]
La documentariste et universitaire Sibel Tekin s’est emparée d’une question qui s’inscrit dans la lignée des politiques mises en œuvre ces dernières années et qui rendent l’expérience de la vie en Turquie difficile de première main. Pour son documentaire intitulé Karanlıkta Başlayan Hayat (« Une vie qui commence dans le noir »), elle a dirigé sa caméra vers celles et ceux qui partent travailler avant l’aube. Mais lorsque le véhicule de service de gardiens de prison s’est retrouvé dans son cadre, elle a été poursuivie pour « repérage effectué sur ordre d’une organisation ». Incarcérée pendant 44 jours dans le cadre de ce procès, Tekin a été acquittée lors de la sixième audience. Ce documentaire, centré sur une pratique qui bouleverse la biologie humaine, aurait pu ouvrir un espace à de nombreuses émotions et réflexions – s’en rapprocher, y opposer une critique, s’informer, se forger une opinion, etc. Le débat étant l’un des fondements essentiels des sociétés démocratiques, nous aurions pu faire l’expérience de cette pratique. Pourtant, ce droit nous est retiré. Et cela se fait en criminalisant le travail d’une documentariste qui, depuis des années, contribue à la mémoire urbaine grâce à ses réalisations. Le procès intenté à l’encontre de Sibel Tekin dépasse la simple personne de Sibel Tekin. C’est pourquoi lire les événements de l’agenda du cinéma libre 2024 dans les limites d’aujourd’hui, de cette année, ne semble pas adéquat. Nous n’avons pas accès à cet élément documentaire qui aurait pu rendre compte de la lutte contre le fait d’être contraint de commencer la journée dans le noir, qui aurait pu nous rassembler, rompre le sentiment de solitude ou peut-être susciter notre colère (nous ignorons quelles émotions nous auraient traversés, car le documentaire n’a pas pu voir le jour) – un élément qui aurait pu éveiller en nous quelque chose, un frémissement, une idée.
C’est pour cette raison que ce texte est structuré comme un récit allant et venant entre passé et présent. Sa forme saute parfois d’événements en concepts. Lorsque nous regardons ce qui s’est passé au cours de l’année écoulée, nous aboutissons au même constat : des frontières floues.
Le concept de « frontières floues », qui donne son titre à l’évaluation de l’année 2024, est une expression utilisée par l’avocat Ezio Menzione, spécialisé en droit pénal, dans son rapport d’examen de l’acte d’accusation du procès Bakur. Le rapport est daté de 2021. Quant au procès Bakur, il a été conclu en décembre 2023. Pourtant, les « frontières floues » soulignées par Menzione dans ce rapport ne concernent pas uniquement le « cinéma libre » au cours de cette année ; elles donnent ironiquement un sens au chaos que nous vivons dans bien des domaines politiques, sociaux, culturels, environnementaux – et, en réalité, personnels.
Souviens-toi de Bakur
Dans Bakur (Kuzey, 2015), réalisé par Çayan Demirel et Ertuğrul Mavioğlu en 2013 alors que le « processus de paix » se poursuivait, les réalisateurs s’intéressent aux camps du PKK présents à l’intérieur des frontières de la Turquie. Le documentaire témoigne du retrait de l’organisation au-delà des frontières turques. Lors de la septième audience du procès Bakur, examinée le 14 décembre 2023 par la 2e Cour d’assises de Batman, Mavioğlu et Demirel ont été condamnés à deux ans et un mois de prison chacun. Dans le jugement motivé, les images, discours et textes figurant dans le documentaire sont considérés comme constitutifs d’une infraction. Il est reproché au film de présenter la vie des membres du PKK comme « agréable » et « divertissante ». La défense des accusés et de leurs avocats, faisant valoir que la projection du documentaire relevait de la liberté artistique et d’expression, que les images avaient été filmées durant le retrait du PKK et la période de paix, et que le film n’incitait pas à la violence, n’a pas été retenue. De même, le jugement considère que Çayan Demirel, qui mène une vie avec un handicap évalué à 99 % depuis son infarctus en 2015, est « pénalement responsable » et rejette toute objection à ce sujet.
Bakur occupe une place particulière en tant que premier film à être jugé en Turquie pour « propagande d’une organisation ». L’acte d’accusation du procès, au terme duquel les réalisateurs du documentaire ont été condamnés à une peine de prison, a été examiné en 2021 par PEN Norvège, qui a publié le rapport « Demirel ve Mavioğlu: İddianame İnceleme Raporu » (Rapport d’examen de l’acte d’accusation concernant Demirel et Mavioğlu). Dans ce rapport, l’avocat Ezio Menzione analyse l’accusation de « faire la propagande d’une organisation terroriste » et attire l’attention sur les frontières floues entre la propagande et la libre expression de la pensée. Selon Menzione, pour que Bakur puisse être considéré comme relevant du chef d’accusation de « propagande d’une organisation terroriste », l’acte d’accusation doit indiquer quelles parties du film auraient pour objectif « d’inciter le public à rejoindre l’organisation terroriste ». Le rapport souligne également que, en droit pénal, l’imprécision d’une norme incriminante est inadmissible (ou doit être limitée au minimum). Il précise que la notion de « propagande », norme incriminante dans l’acte d’accusation, reste floue. La déclaration de l’avocate de Çayan Demirel, Meral Hanbayat Yeşil, selon laquelle « le film documentaire n’a pas du tout été visionné par le tribunal et aucun rapport d’expertise n’a été établi », confirme l’absence de mise en œuvre de ce principe juridique rappelé par Menzione dans son rapport.
L’arrestation de Koray Kesik
Menzione souligne que, selon l’acte d’accusation, Bakur ne constitue pas une infraction. Pourtant, les poursuites liées au film se sont poursuivies. Le 2 mai 2024, le chef opérateur/directeur de la photographie et documentariste Koray Kesik a été arrêté à son domicile à İzmir, lors d’une opération menée de nuit. Il a été libéré le 6 mai avec une interdiction de quitter le territoire.

Accusé d’« appartenance à une organisation terroriste » en raison de sa participation à la direction de la photographie de Bakur, Kesik a été détenu quatre jours. Soumise à une mesure de confidentialité, l’affaire n’a pas permis d’accéder au dossier. Amis et collègues de Koray Kesik se sont réunis à la galerie Karşı Sanat Çalışma pour une conférence de presse en signe de solidarité. Ils ont protesté contre l’arrestation de Kesik, qui a signé la direction de la photographie de nombreux documentaires importants depuis plus de trente ans, ainsi que contre la saisie de ses archives : « Nous ignorons ce que cherchaient ceux qui l’ont arrêté, mais nous savons ce qu’ils trouveront. Ils ne trouveront qu’un seul et unique contenu dans la caméra, l’ordinateur et la mémoire de Koray : le cinéma documentaire. »
Bakur n’est pas le seul, même s’il a été le premier
En 2024, le domaine du cinéma libre en Turquie a non seulement été marqué par de nombreux cas de censure, mais également par la volonté d’en dissimuler l’existence. On peut considérer que, dès les festivals, on tente de « créer un nouvel ordre ». À ce stade, un point demeurant flou mérite d’être rappelé : l’autocensure.
Dans la partie cinéma du rapport « Türkiye’de Sansür ve Otosansür » (La censure et l’autocensure en Turquie) de la plateforme Susma, qui répertorie les cas de censure survenus entre janvier 2023 et décembre 2023, l’auteur Özkan Küçük souligne que le nombre de cas signalés pourrait être inférieur à la réalité, parce que « certaines victimes de censure préfèrent rester invisibles ». Selon Küçük, ce phénomène représente une nouvelle fracture : l’industrie du cinéma pencherait davantage vers l’autocensure et dissimulerait les cas de censure. Le rapport de 2024 n’a pas encore été publié, mais en tenant compte des événements de 2023 (le retrait de Kanun Hükmü d’un festival, l’annulation de Festival du Film d’Antalya, les peines de prison dans le procès Bakur, l’interdiction du film de Can Candan à Boğaziçi, etc.) et de leur amplification en 2024, ainsi que des affaires rendues publiques, il n’est pas difficile de conclure que la pression sur les cinéastes s’est accentuée. Le principal danger concerne le degré de profondeur atteint par l’autocensure.
La liberté d’expression est garantie par l’article 26 de la Constitution. Les activités artistiques et les droits de l’artiste sont protégés par l’article 64. Pourtant, lorsqu’on examine les différents cas de censure dans le domaine du cinéma, on constate qu’une grande partie d’entre eux relèvent précisément de ce « domaine flou » que soulignait Menzione.
Par exemple :
- Le réalisateur Kazım Öz a été appelé à témoigner par le Bureau du procureur d’Istanbul dans le cadre d’une enquête portant sur son film Zer (2017), diffusé sur YouTube. Accusé de « faire la propagande d’une organisation terroriste », Öz avait d’abord reçu le soutien du ministère de la Culture et du Tourisme pour ce film, avant que certaines scènes ne soient censurées et qu’il ne le mette en ligne sur YouTube.
- Le Conseil de classification et d’évaluation des films rattaché au ministère de la Culture et du Tourisme a jugé que la diffusion et l’exploitation commerciale du film Rojbash ( Bonjour, 2022) n’étaient « pas appropriées », refusant de lui délivrer le visa d’exploitation. Selon le réalisateur et producteur du film, Özkan Küçük, cette décision s’inscrit dans la continuité de la pression exercée sur les productions artistiques en langue kurde.
- À propos du documentaire Karanlıkta Başlayan Hayat, pour lequel elle a été incarcérée puis libérée, Sibel Tekin a fait l’objet d’une autre accusation. Dans le cadre d’un procès où elle était accusée d’avoir participé à une manifestation à titre de protestataire (alors qu’elle s’y trouvait pour la couvrir à des fins journalistiques), il lui a été reproché il y a neuf ans de « faire la propagande d’une organisation terroriste », et elle avait été condamnée à dix mois de prison, avec sursis. L’affaire a été réexaminée en appel, et lors de la quatrième audience, Tekin a été acquittée.
- Le documentaire Kanun Hükmü (Le décret, 2023) de Nejla Demirci, qui avait rencontré des obstacles dès sa phase de production, puis qui avait été sélectionné par le jury de présélection pour la compétition documentaire, a été retiré de la programmation du Festival du Film d’Antalya. Sa projection au 19e Festival international du film des travailleurs à Ankara et Istanbul a par la suite été interdite par les sous-préfectures de ces districts.

Une autre interdiction a frappé Kanun Hükmü de la part de la mairie d’Istanbul (IBB). Selon Demirci, l’İBB ne souhaitait pas la projection du documentaire dans la salle de cinéma Beyoğlu, l’une des salles du festival. De plus, lors de la manifestation alternative nommée « Özgür Portakal Film Günleri » (Journées du Cinéma Libre), organisée par l’Initiative pour l’Art et la Liberté afin de protester contre le Festival du Film d’Antalya et de rappeler les cas de censure dans l’histoire du festival, la projection du documentaire a été interdite par la préfecture d’Antalya. La Direction générale du cinéma du ministère de la Culture et du Tourisme a également rejeté la demande de visa d’exploitation de Kanun Hükmü.
Les festivals : les cas de la discrimination et de la censure sont liées
Le débat sur la censure autour de Kanun Hükmü s’est aussi prolongé sur la scène des festivals. Les festivals de films réputés de Turquie, n’ayant pas fait face aux affaires de censure de leur passé, évitent également toute intervention susceptible de mettre un terme à la multitude de préjudices qui en découlent. L’annulation d’un festival place des centaines de personnes et d’organisations – réalisateurs, équipes de films, travailleurs du festival, etc. – dans des situations problématiques. Rappelons ici l’exemple du Festival du Film d’Antalya, annulé l’an passé en raison de la censure. Dans son communiqué annonçant qu’elle n’enverrait pas de jury à la 61e édition du Festival du Film d’Antalya, l’association des auteurs de cinéma (SİYAD) déclarait qu’un grand nombre de travailleurs du festival – dont certains membres de SİYAD – n’avaient pas reçu leurs rémunérations pour l’édition précédente.
Outre les polémiques sur la censure et le défaut de paiement, le Festival du Film d’Antalya a également été critiqué pour son manque d’organisation et des pratiques jugées « discriminatoires » envers les équipes de certains films dans des catégories spécifiques. Les équipes et soutiens des films finalistes dans la section Étudiants ont rédigé une lettre ouverte à l’intention du comité d’organisation et des dirigeants du festival. Dans cette lettre, ils dénoncent que « les films d’étudiants n’apparaissaient pas dans le planning de projection », « que seuls les films non étudiants percevaient des frais de projection », « qu’aucun siège n’était réservé aux équipes des films étudiants pendant la cérémonie de remise des prix », « qu’aucune accréditation n’était garantie », « qu’une seule page de l’ouvrage de 240 pages du festival leur était consacrée », « qu’ils n’avaient pas la possibilité de tester la projection de leurs films avant la séance, contrairement aux autres ».
Juste avant le Festival du Film d’Antalya, la 31e édition du Festival du film Altın Koza d’Adana a également été marquée par des discussions autour du thème de la « discrimination ». Dans une lettre ouverte adressée à la direction du festival, les cinéastes dont les films participaient aux sections courts métrages, documentaires nationaux et films d’étudiants ont dénoncé diverses formes de « discrimination » quant à la répartition des prix et à l’organisation globale. Ils ont également souligné que les cas de discrimination et de censure survenus dans les festivals sont liés les uns aux autres.
Dans leur lettre ouverte à la direction de l’Altın Koza, les cinéastes ont insisté sur la nécessité de prendre en compte le fait que la discrimination et la censure pourraient entraîner des changements structurels dans les festivals. Peu de temps après la publication de cette lettre, la Fondation İKSV a annoncé que la Compétition Nationale et la Compétition Nationale du Documentaire, organisées depuis 1985 dans le cadre du Festival du film d’Istanbul, ne feraient plus partie du programme à partir de l’année prochaine. Selon le nouveau règlement, trois sections de compétition seront proposées au sein de la sélection officielle du festival : la Compétition Tulipe d’Or, le volet Nouveaux Regards et la Compétition du Court-Métrage. La Compétition Tulipe d’Or sera ouverte aux longs métrages de fiction, documentaires et films d’animation, tant nationaux qu’internationaux, avec un objectif d’environ 15 films, dont un tiers en provenance de Turquie. Le volet Nouveaux Regards regroupera des premiers ou deuxièmes longs métrages nationaux, qu’ils soient de fiction, documentaires ou films d’animation, et le film considéré comme le meilleur de cette section se verra attribuer le Prix Seyfi Teoman. Quant à la Compétition du Court-Métrage, la moitié de la sélection sera nationale et l’autre moitié internationale. Le Prix du Meilleur Court-Métrage acquerra un caractère international.
Dans son communiqué relatif à ce nouveau règlement, la direction du festival a déclaré avoir procédé à cette réorganisation afin de « soutenir plus efficacement des réalisateurs remarquables ». Toutefois, cette décision risque de réduire davantage les possibilités de visibilité des documentaires nationaux, qui peinent déjà à être diffusés en salles commerciales. Il est fort probable que le nombre de documentaires nationaux présents au festival diminue significativement.
Il demeure incertain comment empêcher la perte de crédibilité des festivals, maillon crucial dans l’acheminement des films vers le public. Il apparaît que, faute d’initiatives visant à élargir l’espace de liberté, en particulier pour les documentaires, et à enrayer la criminalisation des réalisateurs, les festivals de cinéma ne puissent clarifier leur avenir. Sans stratégies définies pour protéger les films et les réalisateurs de cette « criminalisation », sans mesures concrètes pour y remédier, leur futur semble des plus incertains.
L’action collective est-elle suffisante en elle-même ?
On se souviendra qu’en 2014, lors de la 51e édition du Festival du film du Festival du Film d’Antalya, le documentaire de Reyan Tuvi, Yeryüzü Aşkın Yüzü Oluncaya Dek… (2014), consacré aux événements du mouvement Gezi, avait été retiré de la compétition. Cette année-là, même si tous les films de la compétition documentaire s’étaient retirés, la compétition nationale du long métrage de fiction avait eu lieu, et le festival s’était tenu. L’une des conséquences de cette scission au sein du milieu cinématographique fut l’abolition des compétitions nationales au sein du festival, ainsi que le changement de son nom par la municipalité d’Antalya sous gouvernance AKP en 2015, limitant son envergure en grande partie à une dimension internationale.
Une réaction similaire à celle de 2014, quoique plus « structurée », s’est manifestée lorsque le documentaire Bakur a été retiré du Festival du film d’Istanbul. Bien que la résistance ait été forte, un autre mécanisme de censure s’est enclenché, visant à faire taire les cinéastes par la voie judiciaire.

La solidarité de tous les acteurs de l’industrie peut être assez puissante pour entraîner l’annulation d’un festival. De nombreux exemples montrent que l’action collective peut apporter des résultats rapides et tangibles. Cependant, il est clair que les sanctions pénales illégitimes imposées aux cinéastes compromettent la durabilité de cette résistance. Dans un climat chaotique où la liberté d’expression est bafouée et où des professions comme le journalisme ou le cinéma documentaire sont assimilées à des délits, il ne faut pas se tromper : la résistance seule ne permettra pas d’instaurer une solution structurelle à long terme.
La haine contre les personnes LGBT+ s’intensifie
Prenons le Festival du Film d’Antalya comme un exemple aux multiples facettes. Au fil des années précédentes, la suspension des compétitions nationales par la direction du festival sous Menderes Türel non seulement a renforcé la censure, mais l’a rendue plus systématique. Bien que la compétition nationale ait été réintégrée au programme du festival en 2019, il reste que la 60e édition du Festival du Film d’Antalya a été marquée par une censure frappant un documentaire, aboutissant finalement à l’annulation de l’événement. De nombreux exemples témoignent de l’impact fort – positif ou négatif – de ces polémiques survenues au sein du festival, et de la maturation de ces débats sur d’autres festivals et sur les cinéastes. À ce stade, parlons d’un sujet controversé de l’édition 2024 du festival, en gardant à l’esprit que ce qui s’est passé est plus profond qu’il n’y paraît : tout comme le procès de Sibel Tekin qui dépasse la seule personne de Sibel Tekin.
Âgé de plus de soixante ans, le festival a fait l’objet, en plus des débats relatifs à la censure et à la discrimination, d’attaques portant sur un discours haineux et une stigmatisation visant les personnes LGBT+. L’un des membres du jury de présélection du festival, également membre de la SİYAD, Tunca Arslan, a suscité un tollé en donnant une interview à la chaîne Ulusal Kanal. Dans l’évaluation de la sélection de cette année, Arslan a déclaré : « Il n’y avait pas de films liés aux festivals et fonds étrangers, de films trop critiques envers le pays, ni de films à thématique LGBT. » La chaîne Ulusal Kanal a relayé ce propos dans son reportage vidéo en ces termes : « Pas de propagande LGBT, pas de films financés par l’étranger. » Arslan a également défendu l’idée que l’État devait mener une politique plus volontariste pour consolider le cinéma national. « Il semble qu’une ère débute pour des réalisateurs ancrés en Turquie, s’adressant au peuple », a-t-il indiqué, suscitant de vives critiques dans la profession. Plusieurs cinéastes ont dénoncé le caractère discriminatoire de ses déclarations, estimant qu’il visait les cinéastes d’opposition et qu’il commettait un discours de haine, assimilant ses propos à une « aveu de censure ».

La pression exercée sur les films LGBT+ ne s’est toutefois pas arrêtée là :
- Le 43e Festival du film d’Istanbul a été pris pour cible par des quotidiens conservateurs proches du pouvoir, l’accusant de mener une « propagande LGBT ». On l’a accusé de « normaliser » la question LGBT+. Le ministère de la Culture et du Tourisme, la mairie d’Istanbul ainsi que les mairies de Kadıköy et de Beyoğlu ont été critiqués pour avoir soutenu le festival.
- Dans une déclaration commune intitulée « Nous n’acceptons pas l’oppression et la censure », signée par 37 clubs et organisations étudiantes et par le conseil de représentation étudiante de l’Université du Bosphore (Boğaziçi), il est indiqué que les projections de la Boğaziçi Sinema Kulübü (BÜ(S)K) étaient censurées par l’administration de l’université. Le communiqué précise que cette dernière avait même exigé la suppression de la mention « BÜLGBTİA+ » des comptes de réseaux sociaux de BÜ(S)K.
- La préfecture de Kadıköy a interdit à la dernière minute la projection d’ouverture du film Queer (2024) au MUBI Fest Istanbul 2024, au prétexte qu’il « contenait un contenu provocateur susceptible de mettre en danger la paix sociale ». À la suite de cette interdiction, MUBI a entièrement annulé la programmation du festival à Istanbul.
- La Pembe Hayat Derneği (Association Vie Rose), qui prévoyait d’organiser la 12e édition de la Pembe Hayat KuirFest (#DöndümBak) a vu l’événement interdit par la Préfecture d’Ankara, au motif de « préserver l’ordre public, la santé publique, la morale et les droits et libertés d’autrui ». Des organisations de défense des droits et des associations LGBT+ ont protesté contre cette décision, tandis que le festival s’est tenu sans encombre, « depuis son nid, en ligne », en maintenant son programme.
Le nouveau rôle du RTÜK : un dispositif de censure
Par ailleurs, alors que les films LGBT+ sont censurés, et que la liberté d’expression artistique est mise en accusation, le président Recep Tayyip Erdoğan a affirmé en 2024 que certains groupes religieux et certaines personnes étaient humiliées en raison de leurs croyances ou de leur apparence, notamment à travers des séries télévisées. Il a interpellé à ce propos l’Autorité de régulation de la radio et de la télévision (RTÜK). Suggérant que ces productions heurtaient les valeurs religieuses, Erdoğan les a considérées comme une « menace pour la sécurité nationale », demandant au RTÜK de prendre des mesures. Dans la foulée, de nombreuses chaînes ont été sanctionnées. L’exemple le plus notable est celui de la série Arka Sokaklar, diffusée depuis 2006. Dans un épisode traitant d’un mariage d’enfants et d’un homicide perpétré au sein d’une tariqa, le RTÜK a considéré que ce contenu portait atteinte aux « valeurs morales et nationales » et a infligé deux suspensions d’antenne et une amende équivalant à 3 % des recettes à la chaîne Kanal D.

Dans le courant de l’année, des productions télévisées illustrant particulièrement la vie « conservatrice » et « laïque » ont été ciblées par des groupes ou organismes proches du pouvoir. Le RTÜK a pris des sanctions contre Kızılcık Şerbeti (2022-) et Kızıl Goncalar (2023-), accusées d’être contraires aux valeurs familiales et culturelles, leur infligeant des suspensions de diffusion et des amendes administratives. De même, il a infligé des amendes maximales à Netflix, Disney+, Amazon Prime Video, MUBI et beIN, estimant que de nombreux contenus sur ces plateformes étaient « contraires aux valeurs sociales et culturelles et à la structure de la famille ». Quelques exemples :
- Le RTÜK a lancé une enquête sur la mini-série d’animation Sosis Partisi: Gıdatopya (Sausage Party: Foodtopia, 2024-), diffusée sur Amazon Prime Video avec une limite d’âge +18, et l’a retirée du catalogue, infligeant une amende administrative maximale pour atteinte aux « valeurs morales et nationales, ainsi qu’à la protection de la famille ».
- Le RTÜK a également décidé de supprimer du catalogue de Netflix le film Sausage Party (2016), jugeant qu’il était « contraire à la morale ».
- MUBI et BluTV ont écopé d’une amende administrative maximale pour la diffusion de Climax (2018) de Gaspar Noé. Le RTÜK a retiré ce titre des catalogues, jugeant le contenu « contraire à la morale et aux valeurs familiales ».
Le RTÜK annule la licence d’Açık Radyo
La mesure la plus scandaleuse du RTÜK cette année concerne l’annulation de la licence de diffusion d’Açık Radyo, une radio indépendante créée en 1995. Pour rappel, le régulateur avait infligé à la station une amende de 189 282 livres et une suspension de diffusion à cinq reprises, reprochant la mention des mots « génocide arménien » dans l’émission Açık Gazete du 24 avril. Le 3 juillet, il a été annoncé que la licence de la radio était annulée. L’équipe d’Açık Radyo a contesté cette décision devant un tribunal administratif qui a ordonné la suspension de l’exécution. Le 8 juillet, le tribunal administratif n°21 d’Ankara a rendu sa décision, rejetant le recours du RTÜK. Cependant, le 27 septembre, ce même tribunal a finalement rejeté la demande de suspension de l’exécution, et le 11 octobre, le RTÜK a révoqué la licence de diffusion d’Açık Radyo.

L’annulation de la licence d’Açık Radyo a suscité de nombreuses réactions. Une campagne de pétition intitulée « Exigeons l’annulation de la décision du RTÜK pour la diffusion ininterrompue d’Açık Radyo » a été lancée sur Change.org. Faruk Bildirici, ex-membre du RTÜK et l’ombudsman des médias, a qualifié cette institution de « matraque du pouvoir politique » et l’a accusée d’être ennemie de la liberté d’opinion et d’information. Dans un communiqué, le Syndicat des journalistes de Turquie (TGS) a affirmé : « La décision du RTÜK au sujet d’Açık Radyo est une violation flagrante de l’article 26 de la Constitution, qui garantit la liberté de pensée et d’expression. »
Dans un communiqué co-signé par l’Institut international de la presse (IPI) et d’autres organisations de presse et de défense de la liberté d’expression, la décision du RTÜK d’annuler la licence d’Açık Radyo est qualifiée de harcèlement systématique envers les médias indépendants en Turquie. Les autorités turques y sont appelées à respecter leurs obligations de protection de la liberté de presse et d’expression, telles que définies par la Constitution et le droit international des droits de l’homme, et à rétablir la licence d’Açık Radyo. Dans ce même communiqué, on rappelle au RTÜK ses responsabilités.
De son côté, Açık Radyo a lancé ses émissions sur internet sous le nom « Apaçık Radyo ». Après trois jours de diffusion test, la radio a définitivement commencé à émettre le 11 novembre.
Entraves à la liberté d’information du public, pressions sur les journalistes
Les ingérences à l’encontre des médias indépendants ne s’arrêtent pas là. En 2024, les journalistes souhaitant exercer leurs fonctions se sont heurtés à toutes sortes d’obstacles, de pressions et de sanctions. À Diyarbakır, des journalistes voulant couvrir les élections ont été victimes d’une attaque armée perpétrée par des individus non identifiés. À Muş, des journalistes souhaitant recueillir des images pour dénoncer la validation sans réprimande de « voix douteuses » et l’absence de procès-verbal ont été menacés. Dans plusieurs villes du Sud-Est, notamment Van, Batman et Siirt, la police a recouru à des canons à eau pour disperser les journalistes. De nombreuses personnes ont déclaré avoir reçu des menaces de mort pour avoir rapporté des irrégularités électorales. Pourtant, le Centre de lutte contre la désinformation (DMM), rattaché à la Direction de la communication, a qualifié toutes ces vidéos de « désinformation », niant leur authenticité.
Lors des célébrations de Newroz sur la place Yenikapı à Istanbul, la police a agressé les journalistes de bianet Tuğçe Yılmaz et Ali Dinç. La photo-journaliste et vidéaste d’AFP, Eylül Deniz Yaşar, a été interpellée puis relâchée, tandis que l’éditeur en langue kurde de bianet, Aren Yıldırım, a failli être arrêté à son tour.

Le 1er mai, lors de la fête des travailleurs, la police a mis en garde à vue, parmi un groupe de dix-sept sympathisants de Partizan marchant de Saraçhane à Taksim, le réalisateur Özgür Cihan Uçar.
Au cours de l’année, une vaste opération visant des journalistes, des cinéastes, des écrivains, des caricaturistes et des défenseurs des droits humains a été menée. Les forces de l’ordre ont interrogé les journalistes sur leurs activités professionnelles et sur leurs rapports avec leurs organes de presse. Cette opération criminalisant l’exercice du journalisme a suscité de vives réactions aussi bien dans les milieux nationaux qu’internationaux de la presse et des médias, ainsi que dans l’opinion publique.
Face à l’augmentation de la répression, des entraves et de la violence policière, le paysage démontre que la liberté de la presse et d’expression se restreint en Turquie. Les journalistes, dont le travail est érigé en « délit », se retrouvent exposés à des interventions injustes et à des « sanctions ». Comme dans l’affaire où Sibel Tekin a été jugée pour Karanlıkta Başlayan Hayat, on observe que, malgré la suspension définitive de la circulaire de la Direction générale de la Sécurité communément qualifiée d’« interdiction du son et de l’image », les pressions visant à empêcher les réalisateurs de documentaires et les journalistes de filmer se poursuivent de facto.
Le fardeau de Gezi repose sur cinq personnes, deux cinéastes en prison
En plus de la criminalisation du cinéma documentaire, le procès Bakur nourrit de sérieuses interrogations quant à la fiabilité du système judiciaire. Sur la scène du droit international, il existe certes d’autres procès impliquant une double dimension (répression de la liberté d’expression et criminalisation de l’activité artistique), mais il est rare de voir, comme ici, un acte d’accusation de plusieurs centaines de pages dépourvu de preuves concrètes, visant non seulement la liberté d’expression et de réunion mais aussi la production culturelle et la réalisation vidéo et cinématographique.
Les répercussions du procès Gezi ont également perduré en 2024. Le mouvement Gezi, qui, en 2013, a embrasé le pays tout entier autour d’un soulèvement « pour le droit à la ville », a laissé le poids de toute cette lutte sur les épaules de cinq personnes. Deux des inculpés sont des cinéastes, soulignant un autre versant de la menace qui pèse sur ce milieu. Çiğdem Mater, condamnée à 18 ans de prison pour un documentaire qu’elle n’a même pas réalisé, et Mine Özerden, elle aussi punie de 18 ans de réclusion sur la base d’allégations d’un dénonciateur introuvable et non étayées, se heurtent à la forme la plus ambiguë et la plus impitoyable de ces « frontières floues » évoquées par Menzione. On ne peut s’empêcher de se demander : comment lutter contre quelque chose qui n’existe pas ?

En 2024, le procès Gezi a notamment abouti à :
- Une évolution considérée par beaucoup comme une atteinte à la souveraineté populaire. Député de Hatay sous l’étiquette du Parti des Travailleurs de Turquie (TİP), Can Atalay, condamné lui aussi à 18 ans de prison, s’est vu retirer son mandat parlementaire à la suite d’une lecture en séance plénière de la Grande Assemblée nationale. La Cour constitutionnelle (AYM) a jugé que cette décision était « nulle » en droit, mais Atalay n’a pas été libéré malgré deux arrêts de la Cour concluants à une « violation » de ses droits.
- Alors qu’il purge une peine de réclusion à perpétuité confirmée par la Cour de cassation, Osman Kavala a vu sa demande de « réouverture du procès » rejetée par la 13e Cour d’assises d’Istanbul. Cette même cour, reformée conformément à l’article 23/3 du Code de procédure pénale (CMK), a rejeté pour la troisième fois la demande de Kavala, qui a par ailleurs saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Un second volet du procès Kavala a ainsi débuté à Strasbourg, dans lequel la Fondation Clooney, créée par George et Amal Clooney et spécialisée dans la défense des droits humains, devrait également intervenir.
- L’un des détenus, le spécialiste de l’urbanisme Tayfun Kahraman, souffrant de sclérose en plaques (SEP), a été victime de sévices infligés par les forces de l’ordre lors d’un transfert à une consultation neurologique de routine.
- Le parc Gezi, point de départ des protestations, que la Direction générale des fondations avait attribué il y a trois ans à la Fondation du Sultan Beyazıt Hanı Veli Hazretleri, est revenu à la municipalité d’Istanbul (IBB) par décision de justice. À l’époque, le fait de retirer la gestion du parc à l’IBB avait été perçu comme une mesure de représailles motivée par la crainte du pouvoir vis-à-vis de l’esprit de Gezi.
Le procès Gezi fait partie des affaires analysées et rapportées dans le cadre du projet « Türkiye İddianame » (Les actes d’accusation en Turquie) de PEN Norvège, qui se concentre sur les procès portant atteinte à la liberté d’expression, de la presse et d’association. L’avocat Kevin Dent Q.C., membre du Comité des droits de l’homme du barreau d’Angleterre et du pays de Galles, qualifie l’acte d’accusation du procès Gezi, qui comprend 657 pages, de « terrifiant du point de vue juridique ». Comme dans le rapport de Menzione sur Bakur, il relève l’absence de preuves concrètes étayant les accusations, reposant au contraire sur « une théorie politique ».
Nous rêvons que la Turquie soit associée à sa diversité, sa pluralité et ses couleurs multiples. Mais pour l’heure, ce n’est qu’un vœu que nous déposons, parmi tant d’autres, dans la « Piscine à rêves pour Çiğdem Mater ».
[1] Ulus Baker, Dolaylı Eylem, (dir.) Ege Berensel, İletişim Yayınları, 2015, p. 29-30.
Rédigé par Berna Güler, le 5 janvier 2025 pour Altyazı Fasikül. Pour consulter la version originale : https://fasikul.altyazi.net/pano/2024-ozgur-sinema-gundemine-bir-bakis-bulanik-sinirlar/